Comme la musique voyage, et dans ses traversées, se change, reconnaissable pourtant par la mélodie, l’harmonie ou même seulement l’esprit. La musique de Jean-Sébastien Bach a ce genre de pouvoir : dans l’espace, et dans le temps. Bien au-delà de l’âge baroque, religieux, qui l’a vue naître, loin du clavecin, des chorals ou de l’orgue pour lesquels elle fut composée, elle se laisse réinventer. Des Variations Goldberg interprétées au piano par Glenn Gould (1955) au Switched On Bach de Wendy Carlos (1968) enchaînant préludes, fugues et cantates au synthétiseur Moog, d’innombrables musiciens et musiciennes ont fait de Bach un compagnon de leur pratique mais aussi de leur écriture. Joué par des sensibilités différentes, dans des mondes sonores nouveaux, transposé à d’autres instruments, son répertoire monumental s’est frayé une voie dans la musique du XXe siècle, savante mais aussi populaire.
Dans notre XXIe siècle bien entamé, elle inspire encore les créations les plus actuelles : Bach Mirror, le second album de Vassilena Serafimova et de Thomas Enhco, suite de treize éclats tous inspirés de la musique du compositeur d’Allemagne centrale, en donne une nouvelle preuve miroitante.
Elle est née en Bulgarie en 1985, remarquable percussionniste et joueuse de marimba, il est né en France trois ans plus tard, pianiste de jazz en quête de liberté. Chacun est plongé dans la musique dès l’enfance, né de parents musiciens (percussionnistes et arrangeurs pour elle, musiciens classiques pour lui, avant que sa mère n’épouse le violoniste de jazz Didier Lockwood). Chacun expérimente la musique dans ses grandes largeurs : savante et populaire, écrite et improvisée. Chacun commence par le violon et puis trouve sa voie instrumentale : pour lui, le piano, pour elle le marimba. Elle voyage, perfectionne sa technique de plus en plus remarquée — elle remporte, entre autres nombreux prix de festivals parmi les plus prestigieux d’Europe, comme ceux de Munich ou Stuttgart—, et repérée, s’installe en France. Lui grandit à l’écoute de grands musiciens de jazz, plongé tout petit dans la fumée et l’intensité des clubs, sort son premier album à l'âge de 16 ans et entame rapidement une carrière internationale. Deux enfants de la musique donc, deux prodiges voyageurs, à la fois interprètes et compositeurs, qui devaient se rencontrer un jour de 2009, réunis sur un programme pour un Concert de Poche, et ne plus se quitter. Le duo s’éprouve d’abord à la scène et dans l’énergie des créations live, où virtuosité rime avec générosité, ravissant le public à travers le monde. En 2016, paraît un premier album, Funambules (chez Deutsche Grammophon). Mozart et Saint-Saëns revisités y côtoient leurs compositions originales. Sur un fil, ils réconcilient les siècles musicaux, le savant et le populaire, la fidélité et l’invention. Leur duo fait le tour du monde et remporte en 2017 le Deuxième Grand Prix au Osaka International Chamber Music Competition au Japon.
Trois ans plus tard, Bach Mirror renforce encore l’alchimie du pianiste et de la marimbiste.
C’est la musique de Jean-Sébastien Bach cette fois, qui est au coeur de l’inspiration. Omniprésente, obsessionnelle, elle est pourtant abordée avec une liberté totale, dans chacun de ces treize morceaux, qui sont autant de jeux de miroir avec les compositions originales : reflets éclatés, inversés, troubles ou démultipliés. Dans « Avalanche », sur laquelle s’ouvre le disque, on reconnaît l’inspiration du Prélude n°2 du livre 1 du Clavier bien tempéré mais comme démultipliée, sur un rythme à sept temps, l’art de la fugue rencontrant la musique répétitive, le contrepoint rencontrant les jeux d’écho. « Cantata » naît de la douce aria « Sheep may safely gaze », mais elle s’éloigne et se rapproche, moins enfantine, moins familière, dans un miroitement nouveau. La Suite pour violoncelle seul n°4 en mi bémol majeur, qui a inspiré « Silence », n’est pas seulement transposée au piano : elle est passée dans un tout autre monde, qui connaît Satie et Debussy, l’art des soupirs et les jeux d’eaux. D’un motif, d’une harmonie, d’une humeur, Enhco et Serafimova tirent des créations nouvelles. Fire Dance emprunte à un choral de Jesu, Joy of Man’s desiring mais pour inventer une danse joyeuse, à cinq temps, où ritournelle obstinée et variations jazz se côtoient avec le plus grand naturel. Car pour ces musiciens polyvalents férus de percussions et de syncopes, la musique de Jean-Sébastien Bach n’est pas que contrepoints et architecture, c’est un souffle rythmique : Bach Mirror, de bout en bout, est porté par des tempi allègres, virtuoses et vivifiants. « Avalanche » est un véritable galop d’ouverture pour marimba et piano ; « Sur la route » va andante, « Chaconne », tourbillonne : à la moindre occasion, le son à la fois rond, chaud et pourtant si clair des baguettes de Vassilena Serafimova, danse littéralement avec le piano cristallin et volubile de Thomas Enhco. Comme on peint des miniatures — chaque titre est assez bref, seuls deux d’entre eux excèdent les 5 minutes —, les musiciens donnent vie, légers et précis, à des motifs clairs qui se complexifient sans jamais devenir abscons, dans une pulsation quasi fractale. « Vortex », probablement un des morceaux les plus spectaculaires du disque, titre dont la composition est signée par les deux artistes, pousse cette logique jusqu’à son climax : les notes de piano devenu percussion ponctuent l’ascension virevoltante du marimba qui joue de ses timbres les plus sourds jusqu’aux plus métalliques. Surgissent des escaliers de notes formant spirales et colimaçons de plus en plus psychédéliques, sans qu’aucun effet d’écho pourtant n’ait été ajouté au son des instruments. Même si la captation sensible aux basses souvent « oubliées » des enregistrements classiques, étend ici le registre, et donne à ce « Vortex » toute sa profondeur. Nous voilà dans une autre dimension, celle où elles se rencontrent toutes : les
claps discrets évoquent le folklore, le piano de Thomas Enhco la suite d’accords d’A Love Supreme. Quand tout s’arrête, presque par surprise, on reste suspendu, un peu étourdi au bord d’un abîme, loin, très loin du simple hommage : le jeu et le plaisir ont gagné.
C’est que Thomas Enhco et Vassilena Serafimova jouent comme des enfants. Leur Bach Mirror fait miroiter la musique de Bach comme on joue à sauter dans les flaques : pour le plaisir de regarder, dans les reflets, les nuages et le ciel qui changent. Ils jouent comme des enfants virtuoses bien sûr, savants donnant presque l'illusion de l'insouciance, mais quoique rigoureux, libres, quoique mettant parfois les larmes aux yeux, joyeux. Au beau milieu de ces réflections ludiques, « Jesu, Joy of Man’s desiring » est interprété tel qu’en lui-même : dans ces éclats contemporains d’une musique ancienne, la joie, pour sûr, demeure.